« Je pensais que parler, c’était aider les gens qui avaient perdu la parole à force de ne plus la leur adresser, je pensais que — et soudain cette femme a fait un geste. Un geste vers moi : sa main, posée sur ma joue, qu’elle a caressée. J’ai arrêté de parler. J’ai regardé cette femme. Cette femme qui avait un geste vers moi. Et je l’ai vue. »
À travers l’œil d’un soignant en gériatrie, se dessinent quarante portraits de femmes et d’hommes qu’on n’ose plus regarder, dans la saillance de leurs beautés, grandeurs et petitesses, comme dans leurs douleurs et leurs joies. Par petites touches, les proses de Sous les auspices nous amènent à modifier notre regard sur le grand âge.
Paroles d'auteur
Le projet
Le regard
La forme
Extraits
C’était un matin...
C’était un matin. J’avais fini d’habiller cette femme, après l’avoir lavée. J’aspergeais à son cou quelques gouttes d’eau de Cologne, comme on faisait en ce temps-là. Et je parlais. Je parlais beaucoup en ce temps-là. Je pensais que parler, c’était aider les gens qui avaient perdu a parole à force de ne plus la leur adresser, je pensais que parler pouvait mener à faire parler... je m’égare, comme si j’avais du mal à dire ce que cette femme n’a pas su me dire, a fait mieux que dire : oser un geste. C’était un matin, un matin d’émerveillement : quelques gouttes d’eau de Cologne, quelques mots de moi — et soudain cette femme a fait ce geste. Ce geste vers moi. Elle a tendu sa main, l’a posée sur ma joue, qu’elle a caressée. Comme on caresse la joue d’un amant. C’était un matin, le matin où j’ai arrêté enfin de parler. J’ai regardé. J’ai regardé cette femme. Cette femme qui avait un geste vers moi. Et je l’ai vue. J’ai vu sa beauté : sa beauté d’antan, et celle du présent, avec ses rides, sa peau en parchemin, ses cheveux grisés, ses yeux coloriés, sa main abimée qui me caressait la joue, rêche et douce à la fois. C’était fou, fou d’ouvrir les yeux, et de voir. Voir la beauté. Par ce geste.
Extrait de « La beauté du geste », Sous les auspices de Jean-Albert Mazaud, la Vilaine éditrice (2024).
Mi-tout...
— Mi-tout, mi-tout... Dites-moi, Jean-Sébastien, pourquoi elles répètent toutes cela, en ce moment, les femmes dans les médias, « mi-tout » ? Parce que les hommes disent d’elles : C’est ma moitié ? Eh quoi, ne constituons-nous pas, de toute évidence, la moitié de l’humanité ? Je souris à cette pointe sur le mouvement qui commence à naitre aux Etats-Unis, ʺMe tooʺ, évoque sa variante française, ʺBalance ton porcʺ. — Ton porc, vraiment ? Ça me rappelle quelque chose... C’était dans une rame de métro, bondée comme d’habitude à cette heure de pointe. Madame Roselier sentit glisser, sur ses fesses, baladeuse une main — qu’elle saisit, souleva au-dessus de tout le monde : — A ki C don, la main du cochon ?